La nécessité du dessin
Catalogue de l’Ecole nationale des Arts Décoratifs, janvier 1997, « La nécessité du dessin » Entretien avec Charles Auffret par René Lesné
René Lesné : Une question est au centre de nos préoccupations. Dans le cadre de la réorganisation des études, le dessin est défini comme constituant la colonne vertébrale de la formation. En quoi consiste pour vous cette colonne vertébrale ?
Charles Auffret : Dans une école d’art, le dessin est la charpente, l’âme de l’éducation artistique. Il sert au peintre, au sculpteur, au designer, à l’architecte, au metteur en scène, au décorateur. Il est incontournable.
C’est une gymnastique de l’esprit. Il faut apprendre à chercher. Il faut éduquer l’œil : un homme, un artiste qui pénètre dans le domaine de l’art prendra des libertés plus tard, mais il faut qu’il ait l’œil juste, l’œil exact, comme un musicien doit avoir l’oreille juste, l’oreille exacte, sinon il ne peut pas trouver les rapports entre son œuvre et lui ; il ne peut pas trouver l’harmonie. Je crois que la première chose à faire, c’est mettre les élèves devant la nature, leur apprendre à voir. C’est très rare de voir juste. Nous connaissons des chercheurs scientifiques qui ne se séparent pas de leur carnet de croquis. Le dessin les aide à mieux observer et mieux comprendre.
« Il faut toujours dire ce que l’on voit. Surtout, il faut toujours, ce qui est plus difficile, voir ce que l’on voit ». (Ch. Péguy)
Par rapport à cette difficulté initiale, à cette bagarre avec le motif, est-ce qu’il y a une progression nécessaire dans la formation ? Est-ce qu’il y a des choses indispensables qu’il faut absolument faire qui permettent de vérifier si cette justesse de l’œil se met en place ?
Débuter par des exercices simples. Travailler patiemment, simplement dans un esprit d’apprenti. Ne pas craindre, ni le compas, ni le fil à plomb. Avec le modèle qui est la présence de la vie, une multitude d’exercices et d’observations sont possibles. Il faut apprendre l’art de travailler.
Ce que vous évoquez là me fait penser à la formation traditionnelle dont l’apprentissage repose sur la gradation des difficultés. Elle intègre en particulier la copie de dessins pour le comprendre.
C’est le bon sens même d’aborder graduellement les difficultés. Prendre conscience et découvrir en étudiant les maîtres qui, par leur permanence, restent des contemporains, les grands éducateurs tels François Desvosges et Horace Lecoq de Boisbaudran qui ont formé des maîtres comme François Rude, Pierre-Paul Prud’hon, Auguste Rodin, Jules Dalou, et plus près de nous Lucien Schnegg, Robert Wlérick ont su transmettre une science, une conscience, un savoir qui contribuent à la gloire de l’art français, sans oublier Gustave Moreau et tant d’autres.
Lecoq de Boisbaudran propose comme exercice initial le dessin d’un trait vertical que l’élève doit reproduire à l’identique. Après, il complique les figures, puis passe à des volumes et rapidement à la figure humaine, au modèle vivant. Ce processus vous paraît-il encore applicable ?
Cette méthode de pédagogie qui affronte progressivement les difficultés devrait se pratiquer dès la jeunesse. Trop ont l’œil inerte, il faut leur apprendre à voir, comprendre et se souvenir.
Cette contrainte est aujourd’hui mal acceptée. Ces exercices sont peut-être un peu asséchants et trop contraignants.
Non, ce n’est pas asséchant. C’est à l’éducateur d’apprendre à découvrir l’intelligence du cœur et de l’esprit pour vous ouvrir au monde.
La contrainte, n’est-ce pas ce qui fortifie la liberté ? Le monde du dessin est un monde de liberté. La liberté de penser, de voir, liberté d’exprimer, liberté de vivre. On voit avec son regard. Tout dessin authentique est personnel. La personnalité ne se fabrique pas, vous l’avez, vous la cultivez. Votre recherche est naturellement guidée par votre instinct et votre réflexion. Il faut apprendre à chercher.
Au sujet de la disparition des exercices de plâtre par exemple, un peintre contemporain Avidgor Arikha écrit que dès le XVIIème siècle les exercices d’après le plâtre étaient mal compris.
Il est enrichissant de se référer à la statuaire antique, œuvres de grands penseurs. L’art, c’est la simplicité. Un beau moulage d’après l’antique vous place tout d’abord devant un bel ouvrage artisanal, il vous place en face d’une beauté reproduite par le plâtre, matière merveilleuse qui vous dévoile les jeux de la lumière. Si vous dessinez, il vous facilite l’étude, la découverte par des exercices formels, profitables si je prends le mot forme dans son sens originel, c’est-à-dire qui a pris forme, qui est formé, qui a atteint son développement. L’étude de l’antique développe le sens de l’espace, le sens de la surface, le sens de la lumière. Vous possédez dans les archives de l’Ensad de bien belles études obtenues par des étudiants nommés Henri Matisse, Albert Marquet, Alphonse Legros, qui sont de beaux exemples.
Voir les formes ce n’est pas les réduire à des enveloppes, mais voir au sein des formes des points situés dans l’espace, à une certaine distance ?
La forme pour la forme n’a aucun intérêt. C’est l’esprit de la forme qui compte. Il faut la faire vivre dans l’espace et en bonne relation. Voir au-delà de la réalité pour exalter son idée. Il faut apprendre à la construire, à la situer, à la mettre en harmonie à sa place dans l’espace en cherchant les points essentiels, les points de construction et les points forts. Il faut développer le sens de l’épaisseur, de la profondeur et du volume. Que l’on dessine un paysage ou un modèle vivant, il n’est pas question en vérité de tracé, il est question de proportion, de lumière, d’espace, de valeur ; souvent, le trait gêne l’expression parce qu’il enferme. Tous les grands peintres ont une grande notion de l’espace, qu’ils se nomment Titien ou Cézanne, Mantegna ou Degas, Vélasquez ou Matisse, Phidias (Vème siècle avant JC) ou Germaine Richier, Antoine Coysevox ou Jane Poupelet ou encore Charles Malfray. Tous possèdent le sens de la profondeur. Depuis les temps les plus reculés, la sculpture et la peinture vivent fraternellement. La formulation abstraite de la sculpture a toujours été un beau support pour la peinture, et encore de nos jours.
Je reposerai la question sur le trait tout à l’heure. Pour revenir à ce que vous disiez sur la situation du dessin aujourd’hui, quel rôle joue pour vous le modèle vivant ?
En étudiant d’après le modèle vivant, tous les problèmes peuvent être abordés à des niveaux différents suivant les aptitudes et les connaissances de chacun : l’harmonie, l’ordre, l’équilibre, les porte-à-faux, la valeur, la coloration, les expositions, les plans, l’ombre et la lumière, la grâce, la force, la composition. Trouver un caractère pour l’organisation d’un ensemble… Chercher, choisir, sacrifier… Chaque modèle par son caractère vous fait aborder toutes ces questions d’une manière différente… C’est la vie, ça bouge. Je pense vraiment que le modèle vivant apporte tout. D’abord, la vie, et puis des propositions formidables, le modèle vivant est placé dans l’espace, il prend la lumière, il a des cadences, des rythmes, des proportions singulières suivant les modèles. Chacun a son caractère, il apprend à voir la différence entre les uns et les autres, en somme, c’est toujours pareil et jamais identique ; c’est la vie.
Horace Lecoq de Boisbaudran écrit au sujet du nu : « la figure humaine résume toutes les formes possibles, toutes les difficultés du dessin ».
Tout artiste reconnaît la découverte et l’enrichissement apporté par l’étude du dessin. Tous ont intérêt à travailler d’après le modèle, que ce soit les architectes, les graphistes, les designers, tous les chercheurs plasticiens sortiront enrichis par l’étude de la nature « le dessin comprend tout sauf la teinte » (Ingres).
La figure est un volume dans l’espace. En ce qui concerne l’architecte qui gère autant des volumes que des vides, est-ce que le nu ne limite pas cette appréhension du vide ?
Je préfère le mot espace à celui de vide, car le vide par définition ne contient rien. A l’architecte, le nu propose un vaste terrain d’étude et de réflexion. Les masses dans leur balancement, leur ordonnance, leur équilibre, leur rapport, leur caractère, leurs pivots, leurs contrepoids… offrent à l’architecte un terrain de recherches, de constats, d’observations, d’études profitables. Le sens des espaces et leur animation par l’ombre et la lumière, le sens des grands plans dans leur relation et leur opposition. Il prend contact avec l’abstraction par des combinaisons conduites par la logique et la sincérité.
Dans la figure, si vous avez un bras sur la hanche, il faut savoir mettre la proportion de cet espace, il faut qu’il participe à l’unité dans la totalité de la figure.
A propos du paysage, vous m’avez dit : « le paysage est une chose qu’il faut aborder une fois que l’on a acquis déjà un certain nombre de connaissances ».
Je veux simplement dire qu’un débutant se positionne intellectuellement mieux devant le paysage s’il a structuré sa recherche plastique d’après le modèle. Il faut tant de savoirs, de décisions devant ce motif qui ne pose pas. C’est un modèle en mouvement.
Il faut voir la totalité, la cadence, l’architecture ; il faut faire un choix, et la difficulté, c’est de faire ce choix par rapport à l’ensemble.
Dessiner, c’est chercher la forme la plus simple et la plus expressive de ce que vous voulez dire. Celle qui parle le mieux au cœur et à l’intelligence. Il faut avoir une certaine connaissance de l’abstraction et de l’émotion construites.
« L’exactitude n’est pas la vérité », dit Matisse.
Matisse réaffirme ce que tous les maîtres ont affirmé : la minutie inexpressive de l’exécution est l’apanage des ignorants. Le fini n’est rien. C’est l’émotion de l’âme qui va droit à l’âme qui importe. Un artiste est un penseur qui porte en lui un monde. « L’exactitude n’est pas la vérité ».
Degas revient sur cette question quand il dit : « le dessin n’est pas la forme, il est la manière de voir la forme ».
C’est une certitude. Sans signification l’œuvre n’a pas de beauté. Il faut exprimer. La nature fournit les éléments. Elle disparaît comme tout document après la construction de l’œuvre, comme le dictionnaire disparaît après l’écrit.
Celui qui dessine doit avoir une intention ferme par rapport au modèle.
Oui, un dessein – une détermination dans sa conception.
Cette intention et cette vision doivent en quelque sorte être mises en péril en se confrontant au modèle.
Sous un certain angle, le modèle c’est l’ennemi. Il ne faut pas se laisser entraîner. Suivre c’est disparaître. C’est l’artiste qui décide. Il faut solliciter notre instinct, notre réflexion, notre connaissance. Il faut dessiner avec l’œil intérieur.
Et à partir du moment où vous ne dessinez plus avec cet œil intérieur, avec cette vision qui vous est propre, le modèle vous emmène et c’est la déroute. Vous n’avez plus rien à faire, vous vous enlisez. Vous ne travaillez plus.
Mais qu’est-ce qui fait que vous ne vous laissez pas entraîner par le modèle ?
C’est une attitude de domination dans le sens de maîtriser. L’homme est derrière la rétine, c’est l’idée qui mène. La décision est donnée par votre regard. Cette façon de voir qui est la vôtre.
Le modèle est toujours là pour ressourcer le regard par rapport à cette pensée qui est en mouvement ?
Il nourrit le développement de la vision et de la perception.
« J’ai tenu toujours le dessin non comme un exercice d’adresse particulière, mais avant tout comme un moyen d’expression des sentiments intimes et des descriptions d’état d’âme, mais, moyens simplifiés pour donner plus de spontanéité, de simplicité, qui doit aller sans lourdeur à l’esprit du spectateur », dit Matisse.
Il faut se méfier de l’habileté qui n’est pas le reflet de nobles sentiments. Pour atteindre le but qu’il vise, l’artiste ne voit que ce qu’il veut voir, que ce qu’il choisit. Simplifier pour frapper fortement l’esprit du spectateur, c’est le dessin.
Certains préconisent, plutôt que la pose statique, la recherche d’attitudes naturelles, la saisie d’une attitude dans le mouvement. Rodin laissait ses modèles se déplacer librement dans son atelier pour saisir des attitudes naturelles.
Cette démarche demande toute votre concentration entière. Elle permet, par une abstraction puissante d’extraire la synthèse et le caractère de la proposition plastique que vous fait la nature. L’abstraction vivante qui différencie l’art de l’académisme ou son alter ego, l’anti-académisme. « Qu’est-ce que cela veut dire la réalité ? Les uns voient noir, les autres bleu, la multitude voit bête. Rien de moins naturel que Michel-Ange, rien de plus fort ! Le souci de la vérité extérieure dénote la bassesse contemporaine », dit Flaubert.
C’est très difficile de dessiner un modèle en mouvement. On remarque de grandes difficultés parmi les élèves.
Cependant les pièges sont peut-être plus nombreux avec une pose apparemment statique et les possibilités plus grandes, je ne prendrai pour preuve que l’Héra de Samos.
Le dessin doit donc pouvoir être interrompu à tout moment, il doit être la vision de la totalité ?
Oui. Il faut toujours aborder de front et concevoir avant d’exécuter. Il faut savoir dessiner sur le vif. Il faut savoir dessiner de tête.
Développez-vous la pratique du croquis ?
Le carnet de croquis est le jardin secret. Il reflète votre monde, vos inquiétudes, vos requêtes, vos découvertes. Vous y êtes avec vos tares, vos infirmités, vos qualités. C’est votre cœur mis à nu. C’est votre sismomètre sur lequel sont transcris tous vos tremblements intérieurs. Tout artiste a son carnet de croquis.
Quelle est l’importance des moyens plastiques dans le dessin ?
Les moyens se rangent sous l’idée qu’ils doivent exprimer. Ils évoluent avec la vision et la recherche. Il faut enlever tout ce qui est inutile, et au départ, un débutant ne sait pas ce qui est inutile, car son idée n’est pas claire, par conséquent, il n’a pas la notion d’inutilité. Un débutant en rajoute tant et tant qu’on se croirait dans une forêt vierge, on ne comprend plus rien, on est étouffé.
Rodin disait qu’il faut arriver à « un résumé hardi ».
Auguste Rodin l’a prouvé par son Balzac, résultat de profondes réflexions, de recherches audacieuses, de décisions et de sacrifices colossaux et courageux. C’est un « résumé hardi » qui a le jeté d’une esquisse et la clarté d’un croquis. Ce n’est pas une œuvre facile à aborder.
On a beaucoup parlé de l’œil, de l’esprit, mais vous parlez peu du geste de la main.
« L’homme est intelligent parce qu’il a une main « écrit Anaxagore (philosophe grec -500 à 428 avant JC), ami de Périclès et de Phidias.
Le tracé n’a-t-il pas une qualité propre d’expression ?
Le tracé, c’est l’écriture.
Matisse dit « Le chemin que fait mon crayon sur la feuille de papier a en partie quelque chose d’analogue au geste d’un homme qui chercherait à tâtons son chemin dans l’obscurité. Je veux dire que ma route n’a rien de prévu, je suis conduit, je ne conduis pas ».
L’instinct, la réflexion, l’imagination participent à la transcription. L’exécution demande un certain abandon dans l’improvisation. La main va en même temps que l’œil découvre et que la pensée construit. L’œil et la main sont au service de l’esprit.
Cette fermeté de l’intention et d’extrême disponibilité est très importante.
Dessiner, c’est décider. C’est comme un boxeur sur un ring, il tourne, il analyse pour comprendre et trouver l’ouverture. Vous avancez, vous avancez, et vlan, vous êtes incisif.
Ingres conseille à Degas à ses tout débuts « Faites des lignes, beaucoup de lignes, soit d’après souvenirs, soit d’après nature ». Comment comprenez-vous cette phrase ?
Ingres utilise le mot ligne et non le mot trait. La ligne sent l’invention, la liberté, le départ, l’harmonie, l’importance, la direction, l’observation d’après nature ou d’imagination et le rêve dans la mémoire. « Faites des lignes » pour voir, comprendre et vous souvenir.
Faut-il multiplier les modes de dessin ?
Cela tombe sous le sens. Suivant l’objectif du moment, si vous notez, vous cherchez, vous projetez, vous vous documentez, le dessin sera différent. Le dessin, c’est la recherche. Il peut-être comme un coup de fusil, juste et rapide, il peut porter une réflexion longuement mûrie. Il peut par sa lumière, sa matière amener l’artiste à faire le choix de matériaux…
Y a-t-il des outils appropriés, le crayon est-il privilégié ?
Non, non, prenez l’outil qui vous convient.
Pour trouver l’outil adapté, ne faut-il pas qu’il s’essaye à plusieurs outils : un crayon un jour, le fusain un autre jour, et puis aussi la peinture…
D’instinct ou par nécessité, vous cherchez l’outil adapté. La connivence et l’intelligence avec l’outil sont un bel apport, il est personnel.
Etes-vous plus sensibles à certains outils qu’à d’autres ? Je vois là que vous avez beaucoup de livres sur Rembrandt. Les dessins de Rembrandt, c’est de la griffure pratiquement, pas du tout comme Fantin-Lantour par exemple…
Rembrandt est un admirable exemple. Sa pointe véloce, sa plume font corps avec le maître. Incisives, elles reflètent sa foudroyante et clairvoyante intelligence. L’outil participe. Très bel exemple. En art l’exemple est mieux qu’un enseignement.
Il s’agit d'univers de sensibilités propres. Quand on a un dessin de Rembrandt, extrêmement fougueux, extrêmement nerveux, on se dit qu’on n’est pas dans les mêmes univers que quand on a un dessin du Lorrain à la sanguine…
Vous avez raison. Chaque maître a son univers. Tout est fonction de cet univers. La beauté véritable a toujours une singularité. La singularité de l’outil y contribue.
Dans vos sculptures le modelage domine.
Cela me convient mais j’aime beaucoup la taille. Avec le modelage, la sculpture se développe tel un fruit. Le matériau paraît confortable mais ne vous y fiez pas. Avec la pierre, la sculpture est dans le bloc. Il faut enlever ce qui la cache. Mais qu’importe le matériau ! La richesse de l’œuvre n’est pas là.
Il y a deux références de sculptures pour Rodin : la sculpture grecque et la sculpture de la Renaissance. Il a découvert que celle de la Renaissance était différente par la composition des plans.
Le plan c’est le plus important. Sans grand plan, la sculpture n’a pas de force. L’opposition des plans donne la puissance dynamique des masses. C’est un bel exemple en tant que pensée de sculpteur.
Comment le dessin intervient-il dans la sculpture ?
C’est une bonne mise en place, c’est-à-dire dessiner sous tous les profils. Chercher la forme que l’on veut traduire. Etablir les rapports de masse et de distance. Affirmer les directions. Charpenter, construire avec ordre, mesure et précision. C’est un calcul, une opération mathématique exacte qui contient la beauté. Suivre à chaque instant la pensée qui vous mène.
Revenons à ce que vous disiez tout à l’heure. Vous redites souvent, qu’il faut concevoir le dessin d’ensemble. Ceci me fait penser à des propos prêtés à Cézanne dans sa relation au motif. Parlant de la montagne Sainte-Victoire, il dit : « il ne faut pas qu’il y ait une seule maille trop lâche, un trou par où l’émotion, la lumière, la vérité s’échappent. Je mène, comprenez un peu, toute ma toile à la fois, d’ensemble ». On retrouve, me semble-t-il, ce que vous dites de la saisie d’ensemble du motif, mais ne dit-il pas aussi quelque chose d’un peu différent dans la mesure où il engage le corps comme participant au paysage. Accompagnant cette phrase, Cézanne, en même temps qu’il parle, il rapproche les deux mains et croise les doigts en disant « voilà comment, entre le regard et le motif, ça doit se rejoindre ». Qu’est-ce que vous en pensez ?
Un ensemble n’est pas un amoncellement : ni compressé, ni éclaté, ni empilé. Cézanne voit dans l’espace avec les plans et les volumes. Il a un grand sentiment de la forme. Dans cet espace court la lumière. Cet espace organisé devient une construction dont aucune partie ne peut être supprimée. La forme qui paraît n’est pas la réalité mais la vérité de Cézanne qui fait corps avec son motif. La grande difficulté d’un artiste, c’est de retranscrire ce qu’il ressent. Il ne peut pas le dire en le copiant. Alors, il fait corps. Le rapport de Cézanne avec le paysage, c’est l’armature de sa sensation et en même temps l’aliment qui va lui apporter tout ce qui est nécessaire pour construire son œuvre. Cézanne était tellement scrupuleux qu’il se donnait un mal de Titan parce qu’il voulait mettre du premier coup la valeur juste, la lumière juste, la couleur juste.
Comment interprétez-vous cette extrême variété du dessin dans la conception et dans la forme ?
L’œuvre d’art est un problème d’individu porté par une société. Les époques ont les artistes qu’elles méritent. Notre époque subit l’épreuve. Aujourd’hui, l’art s’aventure profondément dans la vie de l’abstraction, casse, compresse, accumule, détourne l’objet de sa nécessité pour lui attribuer des vertus plastiques, l’éloignant du thème figuratif. Nous sommes dans un monde de volonté d’expression qui me semble éloigné de ce que nous évoquions. L’idée domine. La recherche constitue un aboutissement. Nous sommes souvent dans un monde mythographe, c’est-à-dire de construction de l’esprit qui ne repose pas sur une réalité.
N’est-ce pas la perte du dessin d’observation qui serait à l’origine de ce que vous exprimez ?
Oui, sans doute, ou peut-être l’inverse.
Pour vous, le dessin, tel que vous le ressentez profondément, se définit d’abord, à partir d’un modèle, d’un motif.
C’est à partir d’une source d’émotion.
N’est-on pas dans une époque où la beauté a été remplacée par le désir de nouveauté ?
La nouveauté, c’est vieux comme le monde. La terre tourne. La vie est un éternel recommencement. L’art moderne ne date pas d’aujourd’hui. Toutes les époques l’ont eu en leur temps.
La nouveauté est en nous, nous la découvrons par le travail qui nourrit et transforme, la perception qui s’agrandit. La vision s’intensifie. Nous percevons avec plus de lucidité et plus d’intelligence au fur et à mesure que nous cherchons. Au début, nous apercevions, notre vision était superficielle, nos découvertes nourrissent notre admiration.
Pour vous, la recherche absolue de l’originalité procure un effet inverse à l’art.
Oui. Si nous ne prenons pas le mot dans le sens authentique ou sincérité totale. L’originalité est bizarrerie, excentricité, dépareillée, apparence et coquetterie. Sa racine latine, du verbe « oriri », signifie « s’élancer hors de… ». C’est l’inverse de l’art qui est intériorité.
L’artiste doit-il rester en retrait ?
Non. Il baigne au contraire dans la vie, mais il doit trouver sa manière de vivre, trouver sa solitude, sa distance pour mener sa réflexion.
Que peut-on enseigner lorsqu’on enseigne le dessin ?
A vrai dire, le terme enseigner me contrarie. Je me sens peut-être plus près de l’entraîneur qui cherche à développer et à faire découvrir à chacun ses capacités propres, en évitant tout système. Chacun doit trouver son or.
Il faut écouter, être attentif à chaque personnalité.
Etre à l’écoute.
Faut-il beaucoup de disponibilité et d’attention ?
Il faut beaucoup d’ouverture et d’attention. Tout est long pour un aveugle qui croit voir. Un jour, la vie s’éclaircit. L’étudiant progresse. Vous le portez. Vous l’étayez. Vous le guidez. Le combat est difficile. Vous êtes là pour l’épauler, le conseiller… C’est une succession d’avances et de reculs. Il y a toujours un mur à franchir.
Oui, mais ils apprennent et n’ont pas toujours les moyens de franchir ce mur…
C’est une sorte de paternité à lourde responsabilité d’éduquer un jeune talent. Il apprend à marcher et finit par courir si tout va bien. Par le dessin, il découvre sa richesse intérieure et prend conscience de ses moyens et de ses possibilités.
En bref, c’est quoi un bon dessin ?
C’est celui qui me touche. Par ce qu’il exprime et par sa manière de le dire.
Il faut se méfier des certitudes.
Le doute est inhérent à l’amour. Tout artiste connaît le doute, mais heureusement, il y a la conviction.
On pourrait vous caractériser comme un grand classique. On peut dire ça ?
Libre et indépendant, porté par mon époque, je vis dans l’admiration de la vie. Je ne crois pas aux théories. Ma joie est de chercher, de découvrir. J’interroge la nature, les maîtres. De la Vénus de Willendorf à Charles Despiau (1874-1946) et Giacometti (1901-1966) avec eux, je me sens bien, les disparus n’étant pas des absents. Leur intimité me réconforte, ils répondent à mes interrogations et me portent. Ils sont irremplaçables. La vie de la rue m’apporte « le reste ». Le pommier donne des pommes, disait Aristide Maillol, c’est sans doute classique.