L'Homme à l'affût
L’homme à l’affût
Richard Peduzzi
Texte publié en 2001 dans le catalogue d’exposition "Charles Auffret (1929-2001), Sculptures-Dessins", Paris, Galerie Nicolas Plescoff
La dernière fois que je l’ai vu, nous étions dans son atelier, nous parlions, regardions ses sculptures, ses derniers dessins, nous étions assis tous les trois avec Jean-Baptiste.
Le jour est tombé, les figures semblaient danser autour de nous, elles semblaient participer à ce moment de grâce qui nous accompagnait, nous étions si bien, isolés du bruit et des regards indiscrets, nous avons continué à parler dans l’obscurité, puis je suis parti dans la nuit. Je me suis retourné sur moi-même et j’ai revu cet instant décisif qui a déterminé le sens de mon existence.
J’avais mes rêves mais pas de références, pas de bases, seules mes intuitions et mon instinct me guidaient et me dirigent encore.
J’ai poussé la porte de cet atelier rue Malebranche où il enseignait le dessin. Je suis arrivé en retard, je me tenais debout dans un angle de la pièce. Je le voyais tourner autour des étudiants, aller de l’un à l’autre dans un silence religieux, expliquer, s’attarder sur l’un ou l’autre en difficulté. Je n’avais jamais ressenti autant de tension, autant d’émotion se dégager de quelqu’un, son regard semblait s’enfoncer au plus profond des êtres et des choses qui l’entouraient. Il semblait à la fois d’une grande bonté et en même temps comme un animal à l’affût, prêt à chaque instant à bondir sur sa proie. C’était un jeune homme dans la force de l’âge, je ne savais pas que j’avais en face de moi l’immense enseignant et le très grand artiste qu’il était. Je regardais les étudiants armés de fusains, de fil à plombs, de cartons à dessin brandis comme des boucliers. Je me rendais compte que j’étais là pour participer à ce qui ressemblait à un combat avec la vie, avec les formes, avec l’ombre et la lumière, avec le temps qui passe.
Parmi les étudiants, il y avait une jeune fille rousse. Belle, le regard espiègle et autoritaire, il corrigeait son dessin et semblait la regarder avec tendresse. C’était Arlette, elle allait devenir la mère de Jean-Baptiste.
Je ne savais pas que pendant toute ma vie, j’aimerais et admirerais autant cet homme. Sorti de mon rêve, perdu au milieu de nulle part, je me retrouvais avec mes pensées dans cette rue sombre et triste.
Je savais que Jean-Baptiste devait le préparer à faire un long et difficile voyage l’accompagner à la porte de cette terre étrangère inconnue de tous. Je l’imagine maintenant quelque part, perdu dans ses pensées. Il contemple le monde qu’il aimait tant, le cœur et les yeux dans les étoiles, il jongle avec le temps comme il savait si bien le faire au rythme du silence et de la solitude. Il lui reste tant de choses à dire, tant de choses à nous apprendre.
Soudain, le brouillard de la rue s’est dissipé, les lumières et la musique de la ville surgissaient, les paysages apparaissaient et s’évanouissaient tels des souvenirs, avec les indications qu’il m’avait données, je retrouvais mon orientation et repartais vers ma direction.