Un monde sans paroles
Hernri Mercillon, « Charles Auffret, un monde sans paroles », Sculpture figurative au XXe siècle in. Commentaire, hiver 1994-1995, vol.17, n°68, p.985
Rien ne destinait Charles Auffret (né en 1929) à s’orienter vers l’art de la sculpture. Il rappelle souvent que dans son milieu on ne fréquentait pas les musées, on vivait simplement en symbiose avec le monde rural. De ce monde rural, il possède la robustesse, le bon sens et la simplicité. Malgré les réticences familiales, il s’inscrit à l’École des beaux-arts de Dijon. Il y apprend le modelage, la taille de la pierre et le moulage. C’est à Paris qu’il découvre l’œuvre de Malfray, puis celle de Despiau. Il se lie alors avec Raymond-Martin. En 1955, il rencontre Jean Carton pour lequel il ne cessera d’éprouver une grande admiration.
Charles Auffret ([1]) préfère les thèmes qui privilégient le calme et la sérénité. Une future mère lui propose de poser. Il accepte et travaille, dit-il, « avec enthousiasme ». Grâce à elle, il donne l’image de toutes les femmes en attente : l’alourdissement de la silhouette, le poids de l’enfant, la main qui, d’un même geste, retient et caresse. Il réussit à donner une formidable impression de monumentalité par les jeux de lumière sur ce corps en gestation. Auffret semble fasciné par les formes et leurs structures, il aime leur plénitude jusqu’à l’opacité. Il prend le monde tel qu’il est : les femmes dans les moments de leur vie quotidienne, Toilette (1967-68), ou dans les états de leur existence, les enfants dans leur simplicité et leur grâce naturelle, Jean-Baptiste. Plus récemment, il reprend une esquisse, la retravaille longuement et donne L’étreinte, poignante de tendresse et d’amour partagé.
En 1991, Richard Peduzzi récemment nommé à la tête de l’École des arts décoratifs de Paris demande à Auffret, jusqu’alors professeur à l’École des beaux-arts de Reims, d’assurer un cours de dessin. Il est réconfortant de constater que Peduzzi, une des figures de pointe en cette fin de siècle, scénographe renommé, concepteur de mobilier, décorateur de théâtre, célébrait en Auffret une nouvelle « modernité », celle du « retour au métier ».
On ne peut terminer une étude consacrée à ce rameau de la sculpture française sans faire justement allusion à l’œuvre graphique de ces artistes.
Les sculpteurs sont de grands sensuels. Ils ont besoin de visualiser ce qu’ils vont modeler dans la glaise ou taille dans la pierre. Ils traitent de la vie des êtres parce que leur art exclut les paysages et les élégies. Plus que tout autre, ils ont scruté, interrogé, étudié le corps humain. Ils savent que ce corps se divise en grands plans, qu’il se répartit en différentes masses, qu’il se distribue en volumes, qu’il possède des proportions et une véritable architecture ([2]).
Au long des décennies, au crayon, à la sanguine, au lavis et parfois au pastel, les créateurs que nous venons d’évoquer ont célébré le corps humain ; avec quelques traits et quelques ombres, ils ont fait jaillir les formes calmes ou tourmentées de leurs modèles, avec une utilisation particulière de l’espace qui semble réservée aux sculpteurs. Les vrais amateurs de dessins ne s’y sont jamais trompés.
Nous avons désiré en présentant cette analyse rapide e l’œuvre de sept sculpteurs attirer l’attention du lecteur sur un art trop négligé par nos compatriotes. Le musée d’Orsay nous a rappelé déjà qu’au XIXe siècle la sculpture était d’abord française. À côté de la « modernité », cette phalange d’artistes a prolongé une tradition dont notre pays devrait affirmer la singulière pérennité. Certains ont acquis une notoriété manifeste, leurs statues et leurs bustes figurent dans de nombreux musées et dans de grandes collections. Mais pourquoi cette exclusion parisienne ([3]) ? Pourquoi la Suisse, l’Allemagne, les pays nordiques, la Grande-Bretagne et les États-Unis s’intéressent-ils- nous en avons de multiples preuves- à cette sculpture ? Un goût plus indépendant et moins marqué par les courants sans cesse changeants des modes. Une inclination pour le plein air, une volonté d’orner encore leurs jardins publics et leurs parcs d’universités avec de grands symboles, une détermination qui conduit à préférer souvent une forme humaine à la présence de matériaux habilement agencés. Pourquoi cette indifférence française ?
Dans un texte d’anthologie ([4]), Jacques Thuillier souligne avec force : « La sculpture est un art sévère. La musique saisit, envahit d’auditeur, lui impose des rythmes internes qui le charment et l’exaltent. Absente et tout artificielle, la peinture, sitôt vue, propose le monde entier et même les mondes imaginaires avec toutes les simplifications qui s’y peuvent mêler. La sculpture agit par sa présence et l’on pourrait dire qu’elle parle silencieusement à l’esprit : de sorte que peu l’entendent. ».
[1] Je remercie Charles Auffret qui m’a suggéré le titre de cet article
[2] Cf. notre introduction au catalogue de l’exposition de F. Cacheux au Fonds monétaire international, Washington, novembre 1994, et notre livre (à paraître) François Cacheux ou la passion de la vie.
[3] Rappelons cependant que Despiau et Wlérick sont présents au jeune et remarquable musée des Années Trente à Boulogne Billancourt.
[4] Henri de Triqueti, musée Girodet, 1991.