Préface du catalogue d'exposition de Blois par Patrice Dubois
Charles Auffret (1929-2001), Sculptures Dessins Aquarelles, Château de Blois, 31 mars – 16 avril 1979
« Nulle création n’est une œuvre d’art si elle ne contribue à nous humaniser » Berenson
Si l'on veut pénétrer profondément dans l'art d'un maître, c'est toujours de ses dessins qu'il faut partir et c'est vers eux sans cesser qu'il faut retourner. C'est par le dessin en effet que l'artiste élabore sa conception de la forme ; c'est par son expression qu'il se révèle tout entier.
Ses faiblesses, s'il s'agit d'un faiseur, sa justesse et son originalité dans le cas d'un créateur authentique, sont aussitôt mis à nu. D'une exposition de dessins, les purs sortent toujours vainqueurs ; les "autres" comme disait Ségonzac, hormis les cas de vanités incompressibles, ne s'y risquent jamais.
Mais si le dessin est à la base de l'art du peintre ou du statuaire, il est aussi pour le collectionneur ou l'historien d'art le fondement de ses connaissances : c'est par l'étude du dessin que se forment les amateurs. Au temps où l'audio-visuel n'avait pas concentré en lui toutes les puissances de l'image, les hommes de goût, les"curieux" de l'âge classique, aimaient à se réunir pour admirer ensemble dessins et gravures. La culture d'un homme de qualité se mesurait alors autant à ses "cartons" qu'à sa bibliothèque. Nul langage, fut-ce celui des Lettres, n'imposait sa prédominance au détriment des autres.
Car le dessin n'est pas seulement l'alphabet de l'artiste, les éléments d'une langue sans le concours desquels il ne saurait exprimer rien qui vaille. Par sa pratique quotidienne, le dessin est d'abord un moyen d'expression privilégié, celui auquel l'artiste complet recourt le plus fréquemment : soit qu'il veuille, devant un paysage noter une émotion, soit qu'il cherche à préciser un projet de composition. Ainsi, peut-on, par l'étude de ses dessins, voir comment se précise dans l'esprit de Rodin, son monument aux « Bourgeois de Calais », cette référence magistrale de la statuaire française moderne.
Enfin, le dessin est la langue par laquelle l'artiste peut dire avec une grande sobriété de moyens, tout ce qu'il ressent, tout ce dont il rêve : l'émotion que la tendresse des chairs suscite en lui, la manière dont il perçoit le monde dans ses accidents et son mystère, il nous le communique sans détour. Par la vie de ses dessins, nous mesurons la puissance de son imagination ; par leur tournure franche, et parfois naïve, l'étendue de sa sincérité : car le dessin est une science du cœur autant que de la main.
Les grands maîtres ont toujours chéri le dessin. Et s'ils n'ont jamais entendu divulguer leurs études préparatoires, leurs "manuscrits" - ce à quoi aujourd'hui sous prétexte de spontanéité, on s'attache peut-être un peu trop - ils ont toujours conservé, avec beaucoup de précautions, leurs dessins les plus poussés, leurs pensées les plus sensibles. Claude Lorrain, Fragonard ou Corot ont réservé toute leur vie à l'art du dessin une place privilégiée.
Charles Auffret est un des premiers représentants de la statuaire française contemporaine, et son dessin a toutes les vertus que l'on exige du dessin des maîtres. Chacune des parties de cet art, il la possède à un point supérieur : la connaissance des techniques, le sens de la mise en page, l'intuition de la forme en mouvement. Mais tout cela ne serait rien, si ne s'y ajoutait la chose la plus rare : un goût irrépressible de la vie, par quoi il atteint à la plénitude et à la grâce.
La composition des dessins de Charles Auffret est toujours soignée. Ses figures épousent un axe qui assure continuellement leur équilibre, alors même que le mouvement qu'il recherche, avec ses raccourcis et ses amplifications, est fortement accusé. Pour "amplifier sa sensation" comme le recommande Delacroix, il construit souvent son dessin d'après la diagonale qui sépare la feuille dans le sens de sa plus grande dimension : il dégage ainsi, au cœur d'une surface définie, comme une profondeur nouvelle, un véritable espace plastique, qui lui permet de doter son dessin du maximum d'amplitude.
Connaisseur sensible et réfléchi de la statuaire de haute-époque, Charles Auffret aime à retrouver sous la vie apparente de ses figures l'assise des grandes effigies romanes ou gothiques. Dans plusieurs dessins de femme, il atteint à la partie la plus subtile de la composition, celle de la monumentalité, qui ne s'apprécie pas suivant les dimensions de la figure, mais d'après ses proportions. Le calme, la sérénité qui se dégagent de ces femmes achèvent de leur donner la noblesse des figures des cathédrales, de certains bustes de Cézanne.
On peut regarder longuement chaque dessin de Charles Auffret et y revenir comme à une source pure : la monumentalité s'allie toujours à la fraîcheur de la sensation primitive, qu'il a su transposer, et préserver. Sans qu'une seule ligne soit jamais accusée, on retrouve constamment dans la clarté de ses compositions le sculpteur habitué à obéir à la loi des aplombs.
C'est dans ses figures au repos, là où nulle action ne vient introduire une sorte d'effervescence anecdotique, que l'on peut prendre le mieux conscience de ce qu'est pour Auffret la forme en mouvement : quelle que soit l'étude choisie - nu allongé tracé à la plume, grande sanguine de femme assise - on observera comment le désaxement secret des volumes recrée l'impression du mouvement.
Cette intuition du désaxement, cette science des rapports plastiques dans laquelle on progresse mais que l'on n'acquiert pas, est le signe indubitable, le sceau sacré par lequel se reconnaissent tous les maîtres. A observer attentivement la manière dont il développe chacun de ses dessins, on comprend alors, sans qu'il soit besoin d'aucune démonstration littéraire, que Charles Auffret prend rang parmi eux.
Ce désaxement peut être imperceptible, comme dans l'art des maîtres du Quattrocento ou, plus près de nous, dans ces compositions de Puvis de Chavannes qu'admirèrent tant Gauguin et Degas. Au contraire, il peut être impétueux et violent, comme chez Géricault ou Rodin : il est toujours le signe d'une conception dynamique de la forme, ce que l'on exprime ordinairement en disant d'un dessin qu'il est "vivant".
Tout le reste est maniérisme, arbitraire et impuissance.
L'arabesque d'une jambe, l'avancé d'un genou, le repliement du bras sous la tête incitent Charles Auffret à des excroissances soudaines, par où se révèle dans ce qu'elle a de véritablement imprévisible sa conception en profondeur de la forme. Son art du désaxement va de pair ici avec un sens de l'amplification. Comme un fruit lourd, gorgé de sève et de lumière, qui nous surprend au sortir de l'hiver par un murissement superbe et précoce, le point du corps le plus proche de notre œil semble brusquement s'ouvrir, s'épanouir et se charger de densité nouvelle.
D'un dessin à l'autre, Auffret varie le choix de ses matériaux. Renouant avec une technique délaissée depuis la Renaissance, il trace ses figures à la mine d'argent, sur des papiers qu'il a lui-même préalablement teintés. L'acuité de la pointe, la légèreté des frottis répondent à son besoin de délicatesse. Parallèlement, son émotion, au contact du modèle, trouve dans la sanguine un véhicule approprié, qui lui permet de rendre le mouvement et la valeur des chairs. Souvent, aussi, il recourt à la plume. D'instinct, il allie la densité des lignes au rythme des hachures. Parfois, un lavis, imperceptiblement gradué, sépare sur un torse ou un visage les passages d'ombre et de lumière. Quel que soit le médium utilisé, son écriture trahit un accord subtil entre la réserve et le désir ; chaque signe le dévoile, à son corps défendant. Son dessin n'a d'autre maître que la nature.
Charles Auffret, en sculpteur exigeant, a poursuivi le mystère de la forme dans les grandes œuvres de la statuaire occidentale ; pendant des années, tous les matins, il a dessiné d'après le modèle vivant. Aujourd'hui, il continue encore.
Un jour viendra où les dessins de Charles Despiau (1874-1946), de Charles Malfray (1887-1940), de Jean Carton seront présentés, à la suite des merveilleux ouvrages de Rodin ou de Maillol, dans le Cabinet des dessins des grandes collections publiques : ce jour-là, Charles Auffret sera avec eux.
Sculpteur, Charles Auffret l'est d'emblée et totalement. Originaire de Dijon, en Bourgogne, terre de sculpture par excellence, il s'est tourné encore adolescent vers les maîtres du gothique tardif et l'œuvre puissante de Rude. Ainsi, sa vocation, à l'origine, procède de la découverte d'un art de sérénité et d'élan.
Par son appétit de vérité, son goût des formes libres et nourries, le choix même de ses thèmes, il se rattache directement à l'école de sculpture moderne, issue de Degas et de Despiau. C'est au sein de cette tradition, indépendante et française, qu'il a choisi de donner la mesure de sa personnalité.
Mais son art, dans ce qu'il a d'irréductible, ne tient que de lui.
Sensible au mystère plastique de la femme, Charles Auffret aime à voir celle-ci dans des attitudes très libres : assise en s'essuyant le pied, ployée en avant comme une plante souple et superbe, ou enceinte, à l'écoute de ce qui germe et déjà bouge en elle. Tout en respectant son équilibre naturel, il a mis en lumière l'élasticité de ses mouvements. En même temps, ému par l'ampleur latente de ses formes, il a voulu traduire leur rayonnement charnel sans perdre le sentiment de la pureté.
D'une œuvre à l'autre, il a varié l'expression du mouvement. Ici, l'accent est mis davantage sur la tension ; là, plutôt sur l'accomplissement et le repos. Dans certaines figures, comme "Gabrielle" pour donner une sensation de vie intense et presque sauvage, il a recherché la spontanéité de l'esquisse. Partout, sur le bronze, se retrouve l'empreinte du pouce. Mais s'il a pu conserver à l'œuvre aboutie le frémissement de l'ébauche, c'est d'abord parce que son architecture était parfaite. De l'étude des maîtres, Auffret, en effet, a hérité de la partie la plus abstraite de leur science : celle de la structure.
Aussi suffirait-il de transposer dans la pierre la plupart de ses œuvres, pour qu'elles deviennent des sculptures de jardins publics. Elles en ont toutes les qualités. Rien ne leur manque, ni les proportions ni l'élan. Elles n'attendent qu'un "mécène" politique, un homme d'État éclairé. Car la statuaire bien plus que la peinture, par les investissements qu'elle suppose, ne peut recevoir son impulsion que des pouvoirs publics.
A travers toute cette partie de son œuvre, Charles Auffret participe au renouvellement des grands mythes plastiques, tels que, depuis les Grecs, les ont incarnés dans leurs figures de pierre ou de bronze les maîtres de la statuaire occidentale. Mais du premier de ces mythes, celui de la jeunesse, il donne une image moderne, intime, rayonnante, débarrassée de toute référence hiératique et dominatrice : un certain état de grâce mêlé de simplicité qui se délie généreusement dans la lumière, comme le reflet d'un printemps sans cesse renaissant. Pour l'artiste, avide du mystère de la nature, chaque œuvre ressuscite le dieu Pan.
Mais, à côté du thème de la femme, Charles Auffret a choisi d'explorer un domaine dans lequel la majorité des sculpteurs n'a fait encore que des incursions. Les enfants, les petits enfants sont ses sujets favoris. Artiste sensible, derrière une grande réserve. il aime leur naturel, leur disponibilité. L'éveil qu'ils manifestent progressivement aux choses de la vie n'a jamais laissé de l'émouvoir. Près d'eux il œuvre en paix, sans crainte d'être troublé par les impatiences que manifeste souvent le modèle adulte. Ainsi, un jour de vacances choisit-il un nourrisson, Jean-Marie, avec sa tête ronde engoncée dans ses lainages ; une autre fois, c'est un bambin, à peu près du même âge qu'il représente assis, avec son air de « petit boudha ».
Cette vie des origines, des premiers mois, faite d'hébétude et d'émerveillement, Charles Auffret en donne dans le bronze une transposition sincère, sans autres moyens que ceux, constants et dépouillés de la vraie statuaire : point de sentimentalité, d'anecdote, de symbolisme. Il n'entend communiquer son émotion que par le langage des formes, celui des plans, du modelé, de la lumière. Sculpteur authentique, il n'exprimera sa vision que par des moyens concrets.
Son sujet, un peu remuant tout de même, dans un premier temps, il l'étudie à loisir. Qu'il soit assis, debout ou à quatre pattes, il observe l'enfant, le dessine, l'examine dans ses ébats. Peu à peu, crayon en main, il découvre la morphologie de son visage et pénètre son petit esprit. "Je le regarde jouer, dit-il et je l'apprends par cœur". Enfin, l'image mentale formée, il s'empare de sa terre. Ainsi comme ses grands prédécesseurs, Charles Auffret opère en partie de mémoire, par synthèse dynamique, rassemblant dans une seule figure, tous les profils, tous les angles successifs sous lesquels l'enfant s'était laissé découvrir. S'il regarde encore, c'est pour retrouver ses sensations, conforter des certitudes. Pendant des mois, il poursuivra ce travail. S'estime-t-il égaré ? il détruira son ébauche, et reprendra tout à zéro. Désormais, il ne connaîtra qu'un seul but : tendre vers l'œuvre aboutie, sans trahir son émotion originelle.
De même, pour ses grandes figures, Auffret travaille de mémoire. Mais là, à ses dessins, il ajoute le secours des états en plâtre précédents. En comparant ainsi l'œuvre définitive en bronze à ses versions antérieures, on comprend mieux comment s'opère la "gestation" de l'œuvre, car c'est presque un langage d'enfantement qu'il faut parler ici. Tous les grands artistes, a dit ainsi Nietzsche, sont "infatigables non seulement à inventer, mais encore à rejeter, passer au crible, modifier, arranger"
Dans cet accord entre le souvenir et la sensation réside le secret de la grande statuaire, le mystère de toute œuvre vivante. La nature, pour l'artiste véritable, est davantage qu'un support : la mémoire plus qu'une ressource. L'une éveille la sensation, l'autre la transfigure et la redécouvre. C'est son moi, sa vérité singulière, rebelle et inconsciente que le poète poursuit sans relâche tout au long de son travail et dont il guette à travers ses efforts la trace des échos assourdis. Plus qu'une ressemblance superficielle et arbitraire, le statuaire recherche une vérité enfouie. Quand l'image de terre ou de marbre coïncidera avec l'image intérieure, quand l'apparence de la matière ne fera plus qu'un avec la vérité de l'esprit, alors l'œuvre sera achevée.
Il ne restera qu'à la mouler, à la fondre, à la ciseler.
Toutes ces opérations, Charles Auffret les surveillera avec le plus grand soin. Statuaire, il sollicite le concours des artisans d'art, mais demeure le maître d'œuvre.
Une belle fonte, de l'avis des maîtres, est toujours légère : pure dans son corps, fine dans sa coulée, elle doit rester fidèle au plâtre original, respectant l'enchaînement des plans et le modelé. Auffret porte une attention extrême à la qualité des fontes. L'œuvre échappe à ses mains, mais pas à sa responsabilité. Quand une épreuve ne lui plaît pas, il invite le fondeur à la refaire. Il sait que Rodin, vigilant et inflexible, ne pratiquait pas autrement. Aussi est-il redouté de certains hommes de métier, de moins en moins habitués à de telles exigences.
Il choisit seul ses patines, en fonction de la signification plastique de l'œuvre. Imparfaites, il les reprend ; trop accusées, il les allège. Avec les années, il surveille leur évolution. Il a voulu des fontes argentées pour certains bronzes de petites filles, afin d'accuser le côté frais et comme lumineux de leur image ; mais pour d'autres, il s'est arrêté sur une patine verte ou aubergine davantage en harmonie avec l'esprit de sa figure. Car le bronze, comme ces cors que l'on entend dans certains opéras romantiques, a des résonances indéfinissables, que la patine souligne, amplifie et prolonge.
Dans son atelier, Charles Auffret s'est entouré de moulages dont le choix équivaut à un aveu, et qu'il ne cesse de scruter comme autant de mystères : grand cheval Tang ou frise d'un temple de Delphes, tête de Roi gothique ou d'adolescent florentin voisinent à côté d'une reproduction de Rembrandt. Ici, un plâtre d'après Despiau, là des bronzes de Malfray et d'Osouf, révèlent, pour l'art contemporain, quelques-unes de ses préférences. Nous n'ouvrirons ni ses cartons ni son armoire.
Toutes ces œuvres, et d'abord les plus récentes, constituent une véritable profession de foi. Elles marquent l'élection d'Auffret pour la grande statuaire française, fut-elle encore, dans ses composantes novatrices, combattue, incomprise. Mais cet art, il l'aime au point de savoir l'oublier quand il redevient créateur. Car l'artiste ne perpétue une tradition que s'il la renouvelle, que si sa vérité n'est pas la vérité d'un autre.
C'est dans le silence de son atelier, loin des agitations du monde, là où il se retrouve seul chaque matin pour reprendre et poursuivre l'aventure de sa création, qu'un artiste dévoile le plus complètement ce qu'il porte en lui. Non point par ce qu'il dit, mais par ce qu'il crée.
Parfois, par le biais d'une exposition, il nous invite à sa façon à pousser la porte de son atelier.
Si son œuvre, cette hypothèse sensible et fragile sur la signification du monde qu'il nous soumet alors, acquiert la puissance de certitude d'une preuve, c'est que nous avons éprouvé en la regardant un sentiment nouveau et vivifiant.
Par le langage secret des formes, l'artiste nous a communiqué des émotions très pures, de bonheur, de souffrance ou d'émerveillement.
Regardez bien l'œuvre de Charles Auffret ; comme ces pierres des cathédrales dans lesquelles passèrent les paroles des prophètes, dans chacune de ses figures passe le souffle de l'Esprit, le souffle des vérités qui ne meurent pas.